Paradis perdu pour les uns, enfer pour les autres
Poste de douane de Dakola
Paradis perdu pour les uns, enfer pour les autres
2003. Le poste de douane, naguère situé à Pô dans le Nahouri, est transféré dans le petit village de Dakola dans la même province. Ici, amertume de petits commerçants qui voient désormais leurs affaires tourner au ralenti ; là, complainte des villageois qui assistent, impuissants, à la cherté sans cesse continue de la vie locale. Sur l’aire de la nouvelle zone de transit, une floraison d’activités diverses sur fond de pratiques illicites, estiment certains usagers des lieux.
Même dans la mauvaise conjoncture, Abéli Maïmouna est restée accueillante et … coquette. Teint naturellement clair, taille mannequin, sourire radieux, belles dents blanches ourlées de gencives noires, la jeune femme se rappelle, nostalgique : « Quand le poste de douane était toujours ici à Pô, je préparais au moins trois yoruba (1) de riz par jour. Camionneurs, apprentis-chauffeurs, voyageurs de diverses nationalités, transitaires et même des douaniers constituaient ma clientèle », explique-t-elle, le regard tourné vers les anciennes installation du bureau de douane.
Par le passé, avec son petit restaurant par terre, Maïmouna arrivait à entretenir ses trois enfants et à soutenir un mari cultivateur.
Aujourd’hui, les nombreuses remorques chargées de marchandises diverses continuent de passer à Pô. Mais plus jamais ils ne s’y arrêtent. Les uns filent sur Dakola, nouveau point de transit, les autres en reviennent.
Fini donc l’âge d’or du petit business de rue, cette activité de débrouillardise qui faisait vivre Maïmouna et tant de familles installées au bord de la route, au niveau de l’ex-point de contrôle douanier. « Aujourd’hui, se lamente Banwélemè Gué, se tournant les pouces dans son kiosque désespérément vide de clients, je ne peux même plus vendre trois miches de pain. Nos femmes qui vendaient du bois de chauffe et nos frères qui pratiquaient du colportage sont réduits à l’oisiveté ».
Comme emporté par une soudaine exaspération, l’infortuné vendeur de café vocifère, dépité : «Que nos autorités se donnent la peine de se rendre un jour à Dakola ; elles se rendront compte que ce sont surtout les Ghanéens qui tirent profit de cette délocalisation ».
Dakola, une bourgade située à une dizaine de kilomètres au sud de Pô, à quelques encablures donc de la frontière entre le Burkina Faso et le Ghana.
La nationale N° 5 qui y mène débouche sur un vaste espace revêtu de bitume. L’accès et la sortie sont barricadés par des guérites. Sur l’aire de stationnement, une multitude de camions de transport de marchandises burkinabé, ghanéens et maliens, identifiables par leurs plaques minéralogiques.
Des routiers se lovent dans des hamacs fixés aux flancs de leurs véhicules, sans doute vaincus par le sommeil, après une harassante nuit de conduite. Des apprentis-chauffeurs se revigorent au thé vert de Chine ou au café noir «serré». Certains d’entre eux taquinent ou reluquent d’un œil gourmand les vendeuses ambulantes de pain ghanéen, de gâteaux ou d’eau glacée.
Tout autour de la plateforme, un impressionnant enchevêtrement de boutiques, de restaurants, de kiosques à café, de télécentres, de buvettes et d'étals. Derrière ce carré, un tantinet désordonné, de maisonnettes et de hangars, un autre, constitué par les bureaux des sociétés de transit présentes à Dakola. Des locaux le plus souvent faits d’une pièce, dont l’austérité esthétique traduit la précipitation dans laquelle ils sont sortis de terre.
Au service de douane, situé à l’est du parc, défilent, paperasse en main, des employés de la cinquantaine de maisons de transit représentées dans cette petite localité. La concurrence est sans doute serrée et nul n’est à l’abri de ses effets.
« 52 maisons de transit ! Il faut reconnaître qu’il y a pléthore. Au début de la crise ivoirienne, il y avait de quoi satisfaire tout le monde du fait de l’intensité du trafic d’alors. Depuis maintenant quelque deux ans, les affaires tournent au ralenti. Certaines sociétés peuvent passer un voire deux mois sans avoir un seul client », nous apprend Guy Zoungrana, vice-président de l’Association locale des transitaires.
Douanier/démarcheur : le duo maléfique ?
Mais à cette concurrence interne, déjà rude, s’ajoute une autre, illicite et d’autant plus pernicieuse : celle menée par les démarcheurs, aussi appelés « coccers », pidgin de chez nous forgé du mot anglais coach. Source de moins-values aussi bien pour les sociétés de transit agrées que pour le budget de l’Etat, cette pratique de type mafieux n’émeut pourtant pas grand-monde au poste de Dakola.
Bien au contraire : « Beaucoup d’entre eux [les démarcheurs] travaillent en complicité avec les douaniers. En janvier 2005, un groupe de transitaires a fini par crier son ras-le-bol. Mais la pratique continue de plus belle. C’est terrible, ce qui se passe ici », nous confie un représentant d’une maison de transit, qui a requis l’anonymat. (Lire encadré).
Sans qualification aucune et sans autorisation officielle, ces démarcheurs interceptent, à l’avance, les camionneurs, font établir les formalités de sortie des marchandises dans le bureau de douane, contre commissions. Certains d’entre eux se rendraient même jusqu’au Ghana à la recherche de clients.
Présents et très actifs sur le terrain, les « coccers » semblent être protégés par une sorte d’omerta, la loi du silence, tant il est difficile pour le profane de les rencontrer surtout si celui-ci est journaliste.
Mais grâce à un contact qui a su faire jouer ses relations, nous parvenons à intercepter l’un d’entre eux, celui-là même qui est considéré comme le plus influent de ces arrangeurs au noir. Fringant, la cinquantaine bien sonnée et les manières rudes, Ilias Abouga dit «Médiateur» consent, après l’effet de surprise, à nous recevoir. Debout, il parle, parle, mais ne répond à aucune de nos question.
Pour beaucoup, les affaires ne prospèrent plus
«Je suis spécialiste des denrées périssables et intermédiaire d’un bureau», dit-il, pressé. «De quel bureau ?» «Un bureau». «En quoi consiste votre travail ?» «Je fais mon travail». «On dit que vous êtes un démarcheur très influent ». « [Après une petite hésitation] Oui. Mais moi je suis clean». «Y aurait-il certains qui ne sont donc pas clean ?» «Je ne sais pas». «Pouvez-vous nous conduire auprès d’autres intermédiaires ?» «Jamais».
Alors, que penser finalement de ces démarcheurs ? Anges ou démons ? Le mystère reste entier. Les agents de douane qui auraient pu lever un coin du voile s’interdisent tout contact avec l’équipe de reportage, prenant alibi de ce motif galvaudé : «Sans autorisation préalable de la hiérarchie, nous sommes astreints à l’obligation de réserve».
Plus tard, il nous sera même interdit, par le chef de poste par intérim, de rencontrer quiconque sur les lieux. Mais trop tard. Nous revenions de la dernière étape de notre enquête, du côté du bureau de police, où officient, à l’air libre, un autre type d’intermédiaires : assis alignés sur des tabourets, liasses de cédis (monnaie ghanéenne) et de francs CFA dans une main, calculatrice dans une autre, les «monnayeurs», comme on les appelle ici, ceux-là qui sont chargés du change, attendent avec impassibilité d’éventuels clients.
Pour la plupart analphabètes, ils maîtrisent pourtant, avec une virtuosité digne des meilleurs cambistes du monde, les cours des monnaies et les opérations de conversion, mêmes les plus complexes.
Ce lundi 5 février 2007, 18500 cédis se négocient à 1000 francs CFA, du moins sur les tabourets de Dakola, dont le dénuement nous renvoie pourtant aux lointaines origines de la banque. Ce mot d’origine italienne ne vient-il pas, en effet, de la banquette sur laquelle l’agent de change du XVIe siècle procédait à ses transactions à Rome ou à Venise ?
Sur la parité du jour, ci-dessus rappelée, l’opérateur de Dakola perçoit un bénéfice de 5 francs CFA ; «pas bon», estime Salif Avérégou, «monnayeur» depuis une vingtaine d’années. Puis d’entonner la grande complainte de tous ceux qui se coltinent aux alentours du poste de douane : «Quand on était à Pô, l’activité était rentable. Mais à Dakola ici, c’est autre chose. Surtout que chaque jour, il faut débourser 1000 francs CFA pour le transport aller-retour», se plaint-il sous le regard approbateur de ses collègues.
A Dakola, le fût d’eau coûte 600 francs CFA
Tenez ! Pour se rendre compte du désarroi des «agents boursiers», sachez que le prix du transport équivaut au bénéfice tiré de la vente de plus de trois millions de cédis ; montant représentant à peu près la moitié du volume moyen des transactions journalières ; sans compter l’alimentation et les autres besoins, dont les prix sont, depuis 2003, année de la délocalisation, à la hausse ; une cherté de la vie, liée sans doute à la présence du poste de douane, mais dont les retombées sur le village ne semblent pas toujours évidentes : «On ne peut pas dire que les habitants de Dakola profitent véritablement de la nouvelle zone de transit. Toutes les boutiques et les autres commerces sont entre les mains de personnes venues de Pô. Le pain et l’eau en sachet sont commercialisés par des Ghanéens», constate Xavier Dali, propriétaire d’un maquis-restau et résident de Pô ; constat dont semblent ne pas se soucier les Dakolais, préoccupés plutôt par la cherté continue de la vie dans leur patelin.
Et ces nouvelles conditions de vie n’épargnent personne. Pas même les mieux nantis. «Depuis l’arrivée de la douane, la vie à Dakola est devenue très chère. Un plat de riz de 100 francs à Pô équivaut à celui de 300 francs ici ; le coq qui s’achetait à 1000 francs coûte aujourd’hui le double ; mais le plus grave, c’est le prix de l’eau, qui fait 600 francs le fût de 200 litres, du fait du quadruplement de la population [de 1800 en 2003, elle est estimée à plus de 6000 actuellement]», déplore, visage grave, le Dakola-pê, chef du village.
Et pour faire face à cette nouvelle donne socio-économique de laquelle ils se sentent exclus, nombre de jeunes à Dakola se sont lancés avec frénésie dans la contrebande du carburant en provenance du Ghana.
Alain Saint Robespierre
Source, L'Obszervateur Paalga du 28 février 2007
(1) Unité de mesure de céréales, en fer, utilisée dans le commerce.
Encadré (1)
Questions délicates attendent réponses urgentes
Rentré d’un reportage compliqué sur le poste de douane de Dakola avec des idées qui ne le sont pas moins, nous nous sommes vu obligé de reculer, à plusieurs reprises, la date de publication du présent article.
Sur les lieux et au terme d’une enquête auprès de quelques usagers et autres personnes travaillant sur cette zone de transit, il nous a été rapporté des faits et des pratiques illicites, auxquels se livreraient des agents de douane en service à Dakola.
Des accusations suffisamment graves pour que nous les publiions au mépris des règles de déontologie qui régissent le métier de journaliste. Raison pour laquelle, sitôt revenu à Ouagadougou le mercredi 7 février 2007, nous nous sommes plié au principe cardinal du recoupement de l’information : d’abord, en nous rendant, dès le lendemain, à la direction générale des douanes, plus précisément au service chargé de la communication ; là, il nous sera « conseillé » d’adresser au directeur général de l’institution une demande d’accès à l’information. Chose que nous avons faite le vendredi 9 février 2007. Mais plus de deux semaines après notre requête, point de réponse.
Sans entrer dans les détails des griefs retenus contre les gabelous de Dakola, et en attendant d’y revenir, est-ce vrai que, par exemple, sur l’exportation du bétail, des taxes sont perçues en deçà de leur montant réglementaires ?
Est-ce vrai que la tomate et l’oignon, importés du Burkina Faso par les commerçantes ghanéennes vers leur pays d’origine, sortent du territoire national en violation de la réglementation en vigueur sur la procédure d’établissement des documents douaniers ?
Est-ce vrai, encore, que du cacao ivoirien transite par le poste de Dakola par transbordement depuis Bobo-Dioulasso, pour être ensuite convoyé au port de Téma sans formalités dûment remplies par les transitaires officiant à Dakola ?
Est-ce vrai, enfin, et pour nous limiter à cela, que toutes ces pratiques à nous rapportées ont cours avec la complicité de certains démarcheurs, véritables concurrents illégaux des concessionnaires agréés en douanes ?
Depuis quelque un mois, ces graves questions nous turlupinent. Encore jusqu’à quand ?
Encadré (2)
La fin de l’épopée djermabé
A Dakola, cohabitent avec les Kasséna (ethnie majoritaire), des Moose et des Djermabés. Venus du Mali peu après l’indépendance de la Haute-Volta (actuel Burkina Faso), les Zambarma, comme les appellent les autochtones de la localité, n’auraient, selon eux, aucun lien de filiation avec les célèbres cavaliers djermabés qui menèrent des razzias en pays gourounssi au XVIIIe siècle.
Pionniers dans le commerce à Dakola, les Djermabés ont détenu, pendant plusieurs décennies, le pouvoir économique local grâce à leur art consommé des affaires et à la solidarité à toute épreuve qui a régné au sein de leur communauté. L’âge de la prospérité commerciale de ces migrants maliens ?
Les années 80, période durant laquelle le Ghana fut frappé par une grave récession économique aux premières années de la révolution du capitaine Jerry John Rawlings.
Du fait de la ligne anti-impérialiste, de la lutte contre la bourgeoisie mercantile et de la politique quasi autarcique dans lesquelles s’était engagé le pouvoir d’Accra d’alors, les produits, mêmes de première nécessité, étaient devenus rares dans l’ex-colonie anglaise de la Gold Coast.
De nombreux Ghanéens se ruèrent donc sur Dakola (à 5 km de l’autre côté de la frontière) pour s’y approvisionner en denrées alimentaires de toute sorte et en articles divers. Ce fut une opportunité d’affaires habilement exploitée par les Djermabés.
Mais depuis l’assouplissement de la politique d’austérité suivie, dans les années 90, du libéralisme politique et surtout économique, le pays de Kwamé N’Krumah a retrouvé le chemin de la croissance économique et de la consommation. S’ensuivra alors une phase de déclin dans les activités commerciales des Djermabés, retournés tous aujourd’hui à la terre.
A.S. R.
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